- Georges Schambach, Université de Nîmes "Vivre avec le design? réflexion sur le vieillissement des matèriaux"
- Lorraine Bergeret, CPI, ENSAM Paris-Tech "Créer l'identité d'un matèriau nouveau : la perception d'un matèriaux dans l'objet"
- Stéphanie Cardoso, Imagines, Université de Bordeaux "perfectibilité ou sensibilité du processus de création : l'usager comme source de données scientifiques"
- Jean Eric Pelet, CRGNA, Université de Nantes "Effets de la couleur des sites sur la mémorisation et suir l'intention d'achat de l'internautes"
Atelier n°2 : "Matière et Sens"
Georges Schamback, Université de Nîmes
Le monde contemporain est un monde d’objets jetables qui alimentent les politiques de recyclage des déchets et de développement durable. « Une chaise plastique est “comme neuve” ou “bonne à jeter” » (Manzini 1986, p.194). Mais un présent sans devenir est-il le seul destin envisageable pour un objet ? Le modèle temporel de l’architecture nous aidera à mettre en évidence les conditions que doit remplir le design, expression de l’esprit d’une époque, pour devenir le réceptacle d’une culture. A cet effet, nous nous demanderons comment l’usage des dispositifs et des objets les naturalise, et comment, à leur tour, dispositifs et objets s’historicisent sous le regard des concepteurs et des usagers.
temps, architecture, concepteur, usager, culture
* Par design on désigne un certain mode d’individuation des objets...
Selon nous, le design consiste dans un certain mode de production de l’individualité, individu désignant ici « la rencontre d’une forme et d’une matière » (Simondon 1989, p.9). Cette essence s’applique particulièrement à la production industrielle standardisée. En dépit de la prolifération des objets et des dispositifs et de la multiplication de leurs unités, forme, matériau, couleur, logo font de chacun d’eux un individu à part entière, caractérisé par son identité et sa permanence : coccinelle Volkswagen ou DS Citroën, Streamline ou TGV, chaise Zig-Zag de Gerrit Rietveld ou de Verner Panton, rasoir jetable ou bouteille de Coca-cola. Certains ont voulu réduire cette individualité à « une sorte d “archétype” abstrait… qui se “matérialise” jour après jour, grâce au service garanti par un producteur et un système de distribution » (Manzini, 1989, p.71) Mais par-delà leurs unités caduques et interchangeables, les objets du design maintiennent une individualité toujours identifiable. A notre sens, il n’y guère de différence entre le rasoir qu’on jette après un certain nombre d’utilisations et l’apoptose de la cellule qui meurt après avoir rempli sa fonction durant un certain temps. Le design « externalise » la fonction d’individuation qui, au sein des organismes vivants, se produit continûment par la régénération cellulaire. Cela permet de dire qu’est un individu l’être ou la chose qui maintient son identité par delà la contingence des éléments qui composent son tout, ou par delà les unités qui appartiennent à l’extension de son concept.
*Le temps est facteur d’individuation...
Parce que le design produit des individus, il ne peut ignorer le rapport au temps, fondateur de l’individuation et de la singularité. Ces dernières années, on a vu se développer la mode du vintage qui consiste à produire des objets vieillis artificiellement pour leur conférer la patine de l’usage, autrement dit à produire du temps sous la forme des signes qui le symbolisent. Mais le temps industriel a ses limites. Il n’ajoute pas de plus-value à la fonction ni à la durée potentielle de l’objet. Il se contente de satisfaire le goût du public, ce qui est déjà symptomatique d’une attente. La question consiste alors à se demander s’il existe un autre modèle d’individuation temporelle. Nous soutenons que l’architecture en représente un fort utile. Le vieillissement qui affecte les bâtiments est l’expression d’une rencontre et des rapports originaux que cette rencontre engendre. Le transport d’un matériau soustrait à son milieu naturel, sa relation avec d’autres matériaux hétérogènes, l’exposition à un environnement naturel et humain, produisent altérations et transformations qui s’inscrivent dans le corps même d’un bâtiment, le singularisent et lui donnent, au fil du temps, patine, visage et valeur mémorielle. Le modèle architectural n’est certes pas aisément transposable aux objets du design, mais on se tromperait en le réduisant trop vite à la mémoire des vieilles pierres. L’architecte japonais Tadao Ando a libéré un matériau moderne comme le béton des déterminations de sa fonctionnalité pour exploiter, à partir de nouvelles techniques de coffrage, sa couleur et son grain, livrant ainsi au devenir aléatoire de la rencontre, de l’usage et du regard, un matériau naguère invisible ou laid, immuablement gris, dépourvu d’affects et réfractaire à la trace et à la mémoire.La question des « variations expressives dans le temps » des objets (Manzini, 1986, p.194) est aujourd’hui cruciale, certainement à cause des bouleversements de la production de masse et des problèmes écologiques afférents, mais surtout parce qu’elle contient la clé de tout processus d’individuation achevé.
L’industrie doit aussi assumer sa propre histoire en maintenant un suivi de la production qui inscrive finalement l’objet dans la déclinaison d’un devenir.Un exemple s’offre pour illustrer cette proposition. Il paraîtra peut-être surprenant, mais dans le domaine du design, une marque illustre excellemment le souci temporel que nous défendons ici, c’est Ikéa. Examinons la politique commerciale de cette firme. On constate sans difficulté qu’elle joue à fond la carte de la créativité. En cinquante années d’existence, Ikéa a imposé une esthétique domestique faite de formes simples, de lignes épurées, de couleurs chatoyantes, de matériaux solides et économiques. On peut même voir aujourd’hui les créations des décennies antérieures entrer en quelque sorte dans le panthéon de l’histoire et être patrimonialisées au même titre que des meubles de créateur.Autre principe « temporalisant », celui de la combinaison. Avec le choix technique du kit, Ikéa met à disposition un produit à monter soi-même. L’assemblage porte sur un produit bien précis, mais il s’étend aussi, par récurrence, à la possibilité de combiner ce produit avec d’autres du même type. Ikéa a ainsi mis au goût du jour une forme nouvelle de bricolage qui permet à chacun d’organiser, à partir d’éléments distincts, une composition personnelle qui peut évoluer au fil du temps, en isolant les éléments d’un ensemble ou bien en les recombinant différemment, ou encore en modifiant leur aspect par des ajouts comme celui de portes sur un meuble de bibliothèque. Ce principe d’intégration/désintégration est partout à l’œuvre dans l’architecture où le matériau qui entre dans l’habitat n’en sort véritablement jamais car il peut faire l’objet de multiples reprises qui en assurent la pérennité.Le caractère combinatoire du design Ikéa est également fait pour s’amalgamer à d’autres compositions, pour s’arranger avec des intérieurs de styles très différents. On n’a plus affaire à un objet anonyme et jetable, mais à un objet qui prend durablement place dans n’importe quel environnement et peut évoluer avec lui. Là encore, on retrouve une temporalité familière à l’architecture : le propre d’un bâti est d’agglutiner et de confronter dans son épaisseur substantielle des âges différents. Cette concomitance du temps à lui-même, cette stratification, permet à la fois l’actualisation du passé, l’intégration du présent et le rapport permanent de temps hétérogènes dans la rencontre des formes, des matériaux et des époques.Par ailleurs, Ikéa prend en compte sa propre histoire en maintenant un suivi de production, et un modèle comme la bibliothèque Billy, fabriquée depuis des décennies, est aujourd’hui un objet trans-générationnel et universellement connu.
Ikéa, dont le succès est un fleuron de l’économie suédoise, illustre ce que peut le design lorsque, cessant de se concevoir dans l’autisme d’une production de masse normalisée qui ne connaît que la loi du tout ou rien (« Une chaise plastique est “comme neuve” ou “bonne à jeter” ») intègre à sa manière et dans son langage propre les dimensions de la temporalité. On peut dire alors qu’il prend toute sa substance d’objet.Nous soutiendrons donc, en conclusion, que si, dans l’architecture, le temps est le plus souvent l’expression de rencontres aléatoires, dans le design il peut être l’effet d’une production consciente de ses choix et de ses opérations, capable de sortir les objets de leurs fonctions abstraites et impersonnelles pour en faire nos vrais contemporains.
Créer l'identité d'un matèriaux nouveau : la perception du matériau dans l'objet
Lorraine Bergeret, laboratoire CPI, ENSAM Paris-Tech
« L’opposition substances natures/substances de synthèse […] n’est qu’une opposition morale. Objectivement, les substances sont ce qu’elles sont : il n’y en a pas de vraies ou de fausses, de naturelles ou d’artificielles. Pourquoi le béton serait-il moins « authentique » que la pierre ? »(Jean Baudrillard, Le système des objets, 1968)
Notre recherche aborde la question de l’élaboration de l’identité d’un matériau nouveau. Elle a pour point de départ la compréhension du processus de perception des matériaux nouveaux par le sujet qui amène à la conclusion suivante : il est nécessaire de rendre immédiatement perceptibles les aspects identitaires du matériau c’est-à-dire ce qui lui permet de se différencier des autres matériaux.Nous proposons de constituer, par le design d’objets, un vocabulaire formel (aspects formels, visuels et tactiles) illustrant les spécificités du matériau nouveau, qui contribue à la création de son image (de marque).
matériau nouveau, perception, identité
Jean Baudrillard (1968, cf. citation d’introduction) nous rappelle par cette pensée, qu’il existe un clivage, d’ordre culturel, entre les matériaux anciens, assimilables à une origine naturelle, et les matériaux nouveaux, issus d’une synthèse artificielle. Les premiers, que l’on qualifie souvent de matériaux « nobles », sont perçus comme « authentiques », comme « vrais » et les matériaux nouveaux comme « faux ». Ce qualificatif, attribué aux matériaux nouveaux, renvoie aux notions de copie ou encore d’imitation, de « simili » des matières nobles, qui elles sont authentiques ; Baudrillard dénonce ce clivage et explique que tous les matériaux ont une raison d’être à part entière. Se pose ainsi la question de l’identité propre de ces matériaux.Notre recherche se focalise sur la question de l’identité d’un matériau nouveau ; elle se nourrit des constats et réflexions menées dans le cadre du développement commercial d’un nouveau matériau, l’Ultrabéton®, par une activité de design d’objets.

L’Ultrabéton® est un nom commercial déposé. Ce matériau appartient à la famille des BFUP, béton fibré à ultra-haute performance. Il est actuellement développé par une PMI française, les établissements Comelli, qui souhaite fabriquer de nouveaux produits à partir de ce matériau. L’Ultrabéton® est un béton fluide dont le procédé de mise en œuvre associé est le moulage. Il possède de grandes qualités de résistance et de durabilité (du fait de sa compacité) ainsi que de reproduction de textures et de coloration (du fait de sa finesse de grain). Il a donc un riche potentiel autant d’un point de vue des formes réalisables que de la diversité des aspects tactiles et visuels.Comme base de notre réflexion, nous choisissons la définition suivante de l’identité :
« Ensemble des traits ou caractéristiques qui, au regard de l'état civil, permettent de reconnaître une personne et d'établir son individualité au regard de la loi. »
De cette définition, nous faisons le postulat que définir l’identité d’un matériau nouveau consiste à identifier les spécificités du matériau, c’est-à-dire ce qui le différencie des autres matériaux et qui vont permettre de le reconnaître.
Perfectibilité ou sensibilité du processus de création : l’usager comme source de données scientifiques, Stéphanie Cardoso
« Le fait humain par excellence est peut être moins la création de l’outil que la domestication du temps et de l’espace, c’est-à-dire la création d’un temps et d’un espace humains. »
(A. Leroi-Gourhan, 1964)
L’automatisation des outils a engendré la symbolisation des tâches. Dès lors, elle créé de nouveaux rapports à l’objet, privilégiant la qualité d’une relation virtuelle. Ces nouveaux objets, les NOTIC, entretiennent une complexité technique souvent gênante dans leur utilisation. Les robots de compagnie naissent au cœur de ce contexte non familier où les fonctions sont difficilement identifiables. En intégrant l’humain à la base du projet de conception, des enquêtes menées auprès du public permettent alors de définir et de qualifier avec justesse les robots de compagnie existants. Ce travail d’analyse et de comparaison des données sémantiques tente de dresser un profil type de robot de compagnie socialement acceptable et affectivement viable. Cette réflexion interroge la démarche créative qui tendrait alors vers une certaine perfectibilité, vers un artefact complètement adapté aux perceptions ressenties.
perception, sensibilité humaine, kansei engineering, perfectibilité créative.
L’artefact, sa fonction, ses usages, sa perception et les émotions qu’il dégage, génèrent des rapports singuliers dépassant l’ordre du fonctionnel. D’un rôle symbolique à un rôle intime, l’objet acquière différents statuts selon son usager et son utilisation.
Les objets de nature technique réduisent le geste de l’usager en symbolisant le plus souvent un mécanisme. Le geste n’est plus n’est significatif de la fonction qu’il effectue et devient symbolique. Cette symbolisation des tâches induite par l’informatique et l’automatisation, donne naissance à des objets d’une nature technique dont le fonctionnement et l’ergonomie cognitive échappent souvent à l’usager. Dès lors, la technologie introduit de nouveaux rapports à l’objet, favorisant une relation d’ordre virtuel, altérant le versant effectif d’un outil traditionnel. Ainsi l’usager ne cesse d’interroger la qualité de la relation virtuelle offerte par ces lecteurs mp3, ces assistants personnels, ces ordinateurs toujours plus performants, et finalement par ces NOTICs. Les robots de compagnie naissent au cœur de ce contexte, entre la gadgétisation et la performance technologique. Ces artefacts dotés d’intelligence artificielle et destinés à tenir compagnie, sont ancrés dans une histoire largement mystifiée et gorgée de fantasmes fictionnels.

En considérant l’usager comme source de données scientifiques, nous interrogerons le robot sous le regard de l’homme, c’est-à-dire en interrogeant l’humain comme potentiel usager. En effet, en étudiant la conception des cockpits d’avion par l’intermédiaire des pilotes, l’anthropologue Scardigli a déjà pointé, les failles d’un système de conception au cœur de la technologie de pointe, trop souvent éloigné de l’anthropologie et du ressentir de l’homme.
En utilisant l’usager à la base d’une qualification et quantification de l’objet, la création tendrait-elle vers une perfectibilité ?
Dans un premier temps, l’objectif est de savoir comment les robots de compagnie sont-ils perçus et quelle(s) fonction(s) leur attribue-t-on. Puis, une série d’expérimentations interrogeant le public mettra en évidence une première définition des robots et une qualification sémantique de cinq concepts de robots présentés. Nous comparerons donc les concepts étudiés selon des critères morphologiques et symboliques afin de dégager des caractéristiques formelles réexploitables. Dans un troisième temps, nous exprimerons la perception du public face au robot Aibo avant et après avoir interagit avec lui. Le but est de qualifier avec justesse l’évolution de la perception du robot de l’état inerte à son animation. L’analyse des données mettra alors en corrélation les qualités relatives à l’apparence du robot chien et à l’interaction engendrée avec l’usager. Pour chaque questionnaire, le panel, considéré comme potentiel usager, évalue sa perception grâce à un différenciateur sémantique. Enfin, l’exploration de ces résultats consentira à dresser le profil type d’un robot de compagnie socialement acceptable et susceptible d’induire un regard affectif.
Cette réflexion basée sur la démarche du Kansei engineering consiste alors à cerner les potentialités sensibles des robots, objets représentatifs d’une technologie de pointe, à priori, dure et froide.
Effets de la couleur des sites sur la mémorisation et sur l’intention d’achat de l’internaute, Jean-Éric PELET, Université de Nantes, CRGNA
la couleur n'a aucun sens pour l'intelligence, mais elle a tous les pouvoirs sur la sensibilité. »
(Eugène Delacroix, 1798-1863, peintre)
L’objectif de l’article est d’étudier les effets de la couleur des sites marchands en tant que variable atmosphérique de l’interface, sur la mémorisation et l’intention d’achat. En nous appuyant sur une revue de littérature ainsi que sur des investigations issues d’une analyse qualitative exploratoire, nous introduisons les bases théoriques et méthodologiques répondant à cette problématique.
Une expérience en laboratoire menée auprès de 296 participants ayant visité un site marchand dans une des 8 conditions du plan factoriel et répondu aux questions sur la mémorisation et l’intention d’achat ainsi que sur les variables du modèle (implication, expertise, temps d’attente) montre que les effets de la couleur sur la mémorisation et l’intention d’achat existent, médiés par l’affect et modérés par la variable implication.
interfaces, couleur, comportement du consommateur, ergonomie, mémorisation
L’interface des sites marchands a pour objectif de mettre le consommateur dans un contexte spécifique en jouant essentiellement sur le système sensoriel. Notre recherche repose sur une analyse des effets de la couleur sur la mémorisation des informations commerciales et sur l’intention d’achat. L'objectif consiste à comprendre comment la couleur d'un site marchand permet au consommateur de mémoriser les informations affichées en vue d'aboutir à un acte d'achat sur le site ou dans un magasin traditionnel. Les résultats que nous obtenons montrent que les couleurs d’un site Internet exercent une influence sur la mémorisation des informations commerciales et sur l’intention d’achat par le consommateur. Ils présentent le rôle de l’affect composé principalement des émotions et des humeurs (Derbaix et Poncin, 2005) en tant que variable médiatrice ainsi que les modérateurs des liens reliant le stimulus couleur à la réponse mémorisation et intention d’achat du consommateur, que sont l’implication, l’expertise et le temps d’attente.