Georges Schamback, Université de Nîmes

Le monde contemporain est un monde d’objets jetables qui alimentent les politiques de recyclage des déchets et de développement durable. « Une chaise plastique est “comme neuve” ou “bonne à jeter” » (Manzini 1986, p.194). Mais un présent sans devenir est-il le seul destin envisageable pour un objet ? Le modèle temporel de l’architecture nous aidera à mettre en évidence les conditions que doit remplir le design, expression de l’esprit d’une époque, pour devenir le réceptacle d’une culture. A cet effet, nous nous demanderons comment l’usage des dispositifs et des objets les naturalise, et comment, à leur tour, dispositifs et objets s’historicisent sous le regard des concepteurs et des usagers.
temps, architecture, concepteur, usager, culture
* Par design on désigne un certain mode d’individuation des objets...

Selon nous, le design consiste dans un certain mode de production de l’individualité, individu désignant ici « la rencontre d’une forme et d’une matière » (Simondon 1989, p.9). Cette essence s’applique particulièrement à la production industrielle standardisée. En dépit de la prolifération des objets et des dispositifs et de la multiplication de leurs unités, forme, matériau, couleur, logo font de chacun d’eux un individu à part entière, caractérisé par son identité et sa permanence : coccinelle Volkswagen ou DS Citroën, Streamline ou TGV, chaise Zig-Zag de Gerrit Rietveld ou de Verner Panton, rasoir jetable ou bouteille de Coca-cola. Certains ont voulu réduire cette individualité à « une sorte d “archétype” abstrait… qui se “matérialise” jour après jour, grâce au service garanti par un producteur et un système de distribution » (Manzini, 1989, p.71) Mais par-delà leurs unités caduques et interchangeables, les objets du design maintiennent une individualité toujours identifiable. A notre sens, il n’y guère de différence entre le rasoir qu’on jette après un certain nombre d’utilisations et l’apoptose de la cellule qui meurt après avoir rempli sa fonction durant un certain temps. Le design « externalise » la fonction d’individuation qui, au sein des organismes vivants, se produit continûment par la régénération cellulaire. Cela permet de dire qu’est un individu l’être ou la chose qui maintient son identité par delà la contingence des éléments qui composent son tout, ou par delà les unités qui appartiennent à l’extension de son concept.
*Le temps est facteur d’individuation...
Parce que le design produit des individus, il ne peut ignorer le rapport au temps, fondateur de l’individuation et de la singularité. Ces dernières années, on a vu se développer la mode du vintage qui consiste à produire des objets vieillis artificiellement pour leur conférer la patine de l’usage, autrement dit à produire du temps sous la forme des signes qui le symbolisent. Mais le temps industriel a ses limites. Il n’ajoute pas de plus-value à la fonction ni à la durée potentielle de l’objet. Il se contente de satisfaire le goût du public, ce qui est déjà symptomatique d’une attente. La question consiste alors à se demander s’il existe un autre modèle d’individuation temporelle. Nous soutenons que l’architecture en représente un fort utile. Le vieillissement qui affecte les bâtiments est l’expression d’une rencontre et des rapports originaux que cette rencontre engendre. Le transport d’un matériau soustrait à son milieu naturel, sa relation avec d’autres matériaux hétérogènes, l’exposition à un environnement naturel et humain, produisent altérations et transformations qui s’inscrivent dans le corps même d’un bâtiment, le singularisent et lui donnent, au fil du temps, patine, visage et valeur mémorielle. Le modèle architectural n’est certes pas aisément transposable aux objets du design, mais on se tromperait en le réduisant trop vite à la mémoire des vieilles pierres. L’architecte japonais Tadao Ando a libéré un matériau moderne comme le béton des déterminations de sa fonctionnalité pour exploiter, à partir de nouvelles techniques de coffrage, sa couleur et son grain, livrant ainsi au devenir aléatoire de la rencontre, de l’usage et du regard, un matériau naguère invisible ou laid, immuablement gris, dépourvu d’affects et réfractaire à la trace et à la mémoire.La question des « variations expressives dans le temps » des objets (Manzini, 1986, p.194) est aujourd’hui cruciale, certainement à cause des bouleversements de la production de masse et des problèmes écologiques afférents, mais surtout parce qu’elle contient la clé de tout processus d’individuation achevé.

L’industrie doit aussi assumer sa propre histoire en maintenant un suivi de la production qui inscrive finalement l’objet dans la déclinaison d’un devenir.Un exemple s’offre pour illustrer cette proposition. Il paraîtra peut-être surprenant, mais dans le domaine du design, une marque illustre excellemment le souci temporel que nous défendons ici, c’est Ikéa. Examinons la politique commerciale de cette firme. On constate sans difficulté qu’elle joue à fond la carte de la créativité. En cinquante années d’existence, Ikéa a imposé une esthétique domestique faite de formes simples, de lignes épurées, de couleurs chatoyantes, de matériaux solides et économiques. On peut même voir aujourd’hui les créations des décennies antérieures entrer en quelque sorte dans le panthéon de l’histoire et être patrimonialisées au même titre que des meubles de créateur.Autre principe « temporalisant », celui de la combinaison. Avec le choix technique du kit, Ikéa met à disposition un produit à monter soi-même. L’assemblage porte sur un produit bien précis, mais il s’étend aussi, par récurrence, à la possibilité de combiner ce produit avec d’autres du même type. Ikéa a ainsi mis au goût du jour une forme nouvelle de bricolage qui permet à chacun d’organiser, à partir d’éléments distincts, une composition personnelle qui peut évoluer au fil du temps, en isolant les éléments d’un ensemble ou bien en les recombinant différemment, ou encore en modifiant leur aspect par des ajouts comme celui de portes sur un meuble de bibliothèque. Ce principe d’intégration/désintégration est partout à l’œuvre dans l’architecture où le matériau qui entre dans l’habitat n’en sort véritablement jamais car il peut faire l’objet de multiples reprises qui en assurent la pérennité.Le caractère combinatoire du design Ikéa est également fait pour s’amalgamer à d’autres compositions, pour s’arranger avec des intérieurs de styles très différents. On n’a plus affaire à un objet anonyme et jetable, mais à un objet qui prend durablement place dans n’importe quel environnement et peut évoluer avec lui. Là encore, on retrouve une temporalité familière à l’architecture : le propre d’un bâti est d’agglutiner et de confronter dans son épaisseur substantielle des âges différents. Cette concomitance du temps à lui-même, cette stratification, permet à la fois l’actualisation du passé, l’intégration du présent et le rapport permanent de temps hétérogènes dans la rencontre des formes, des matériaux et des époques.Par ailleurs, Ikéa prend en compte sa propre histoire en maintenant un suivi de production, et un modèle comme la bibliothèque Billy, fabriquée depuis des décennies, est aujourd’hui un objet trans-générationnel et universellement connu.

Ikéa, dont le succès est un fleuron de l’économie suédoise, illustre ce que peut le design lorsque, cessant de se concevoir dans l’autisme d’une production de masse normalisée qui ne connaît que la loi du tout ou rien (« Une chaise plastique est “comme neuve” ou “bonne à jeter” ») intègre à sa manière et dans son langage propre les dimensions de la temporalité. On peut dire alors qu’il prend toute sa substance d’objet.Nous soutiendrons donc, en conclusion, que si, dans l’architecture, le temps est le plus souvent l’expression de rencontres aléatoires, dans le design il peut être l’effet d’une production consciente de ses choix et de ses opérations, capable de sortir les objets de leurs fonctions abstraites et impersonnelles pour en faire nos vrais contemporains.

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